Martine Hovannessian (1953-2019)
C’est avec stupéfaction et une profonde tristesse que nous avons appris la disparition brutale de notre collègue et amie Martine Hovannessian.
Certains d’entre nous la connaissaient depuis ses années estudiantines, mais beaucoup l’ont découverte à travers son premier ouvrage pionnier sur « le lien communautaire, trois générations d’Arméniens à Issy-les-Moulineaux », paru en 1992. Un livre qui pour la première fois parlait de nous, des expériences familiales de la transmission de la mémoire du génocide et de la reconstruction collective en exil en dépit de la dispersion massive consécutive à 1915.
A partir d’Issy-les-Moulineaux, un des lieux emblématiques de la diaspora de France, Martine Hovanessian a défriché de nouveaux territoires des études arméniennes en abordant le temps présent d’un point de vue anthropologique et sociologique, à une époque où les travaux sur la langue, l’art, la littérature et l’histoire dominaient le champ des recherches consacrés aux Arméniens.
Après sa thèse de doctorat soutenue à en 1990 à l’École des hautes études en sciences sociales, Martine avait entamé une belle carrière au CNRS où, promue Directrice de Recherche après son habilitation à diriger des recherches en 2009, elle était devenue une spécialiste internationalement reconnue de la diaspora arménienne, de la question de l’identité collective, des imaginaires nationaux, du témoignage et de la transmission intergénérationnelle du trauma génocidaire.
Auteure de 5 ouvrages, de plus de 60 publications scientifiques, de nombreuses communications dans des colloques, conférences et articles de vulgarisation, membre de comités de lecture de plusieurs revues, de comités scientifiques de musées et organismes liés à la mémoire et à l’identité, Martine Hovanessian occupait une place unique dans le milieu académique, Elle y était sollicitée bien au-delà du cadre des études arméniennes pour partager ses connaissances et contribuer à la réflexion générale sur ses domaines de compétence, en anthropologie religieuse, urbaine, politique, sur les questions relatives à la mémoire familiale et de son ancrage social et territorial.
Membre de la Société des Études Arméniennes depuis sa fondation en 1992, et parallèlement à sa carrière de chercheur au CNRS, elle a rejoint l’Inalco comme chargée d’enseignement en 1998. Pendant deux décennies, son cours a joui d’une popularité exceptionnelle, les étudiants continuant de le suivre même après l’avoir validé. Martine avait l’art de faire participer les étudiants à ses recherches, en recueillant leurs récits familiaux qu’elle a utilisés dans ses ouvrages (notamment dans l’un de ses plus personnels et émouvant, Les récits de nos vies atteintes).
Elle avait progressivement étendu ses centres d’intérêt avec des enquêtes dans l’Arménie post-soviétique et des échanges fertiles avec des collègues locaux. Elle était impliquée dans de nombreuses collaborations internationales, entre autres en Argentine, aux États-Unis, au Canada.
Personnalité scientifique de premier plan, Martine Hovanessian avait, au-delà de ses qualités académiques, un talent original pour restituer ses travaux qui venait peut-être du fardeau qu’elle portait et qu’elle cherchait à dépasser, pour « recoudre les fragments », selon le titre de sa thèse d’habilitation publiée chez L’Harmattan. Habitée, sinon hantée, par « l’ombre des ancêtres disparus », « le devoir de mémoire » qui n’était pas qu’un slogan rabâché, elle abordait des thèmes qui parlent aux descendants en mobilisant tous les outils à sa disposition, l’anthropologie, la sociologie, la psychanalyse, le témoignage, et aussi une belle plume élégante.
Martine avait cette capacité rare à faire de la science en parlant d’elle et en parlant de nous, elle rassemblait beaucoup autour d’elle et occupait une place unique dans le champ académique et humain des études arméniennes. Sa disparition prématurée alors qu’elle avait encore beaucoup à nous apporter nous laisse dans la peine.
Que la terre lui soit légère.