Par Haiganouche Joceline Ghendjian (étudiante en M2) :
Le 4 avril 2024, l’historienne Anouche Kunth a présenté son livre intitulé Au bord de
l’effacement . Sur les pas d’exilés arméniens dans l’entre-deux guerres, publié en 2023 .
Son travail méticuleux sur les archives administratives a permis la rédaction de ce livre : les archives de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides à Fontenay sous Bois, et aussi une étude des archives de Genève, Washington, New York . Les 12000 documents de l’OFPRA émanent de l’Office arménien, bureau de Marseille, ce sont des duplicatas .Malgré le caractère lapidaire de ces feuilles, une sémiologie du certificat était nécessaire pour tenter de révéler certains éléments du vécu personnel des individus répertoriés . Mais ce déchiffrement était semé d’embûches : ces réfugiés se trouvaient dans une situation administrative inextricable .
I- Sans retour possible
Pendant les années 1920, des groupes entiers furent dénaturalisés et spoliés de leurs biens, par la Russie Soviétique ou la Turquie kémaliste . Les Arméniens avaient en effet été exclus de la nationalité turque avant le Traité de Lausanne , par le Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale de Turquie, qui était un contre-pouvoir kémaliste à l’autorité déclinante du sultan Mehmed VI . Les consulats ou ambassades turcs refusaient de leur délivrer des documents officiels .
Et les registres paroissiaux des églises avaient subi des pertes archivistiques importantes, lorsque les églises avaient été saccagées ou incendiées ( par exemple, à Malatya ou à Smyrne ), ou lorsque les registres avaient été transférés dans d’autres villes . Or, dans les années 1920, un étranger résidant en France devait avoir un document d’identité portant la mention « travailleur », alors que les nationaux étaient dispensés de cette obligation . Pour avoir des justificatifs, les exilés eurent donc recours aux « Offices de réfugiés », accrédités par le Ministère des Affaires Etrangères et la SDN, qui leur procurèrent des « certificats. » Puis, le passeport Nansen, créé en 1922 pour les Russes blancs à l’initiative de Fridtjof Nansen, premier Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, fut étendu aux Arméniens en 1924. Il remplaça les pièces d’identité manquantes mais le
« réfugié Nansen » était privé d’état, de nationalité et des droits afférents . » Les Arméniens devaient donc signer leur consentement obligatoire au statut d’apatride . Si certains s’avisaient de soulever des objections, ils pouvaient être internés ou molestés . Pour protéger ces réfugiés apatrides, la SDN établit en 1933 la « Première Convention sur le statut international de réfugié apatride . »
L’auteur explore donc ces documents ; à l’instar de la poétesse tutsi Beata Umubyeyi, rescapée du génocide de son peuple, qui « glisse ses crocs dans les interstices de l’histoire1, » A. Kunth glisse les siens dans « les interstices de l’archive . » Quels sont les indices qui permettent d’entrevoir les individus, leurs migrations, leur histoire ?
II- La présence et la perte
Les photos permettent d’insérer les individus dans les strates du temps : les coiffures, les visages, les tenues vestimentaires peuvent exprimer l’ancrage dans le passé ou le désir d’avenir . Parfois, l’on remarque des points sur les mains ou gravés sur le front : est-ce que ce sont des stigmates de la déportation , des signes d’asservissement ? Lherméneutique de la trace, importante pour le juge d’instruction et l’historien ne dévoile pas toujours ses secrets .
Les empreintes restituent aussi certaines informations, lorsqu’elles remplacent une signature, révélant le niveau d’éducation de la personne . Parfois , le nom de la mère est remplacé par des pointillés, qui évoquent ainsi les filiations détruites, et renvoient à l’innommable .
Les annotations sur le pourtour des duplicatas permettent parfois aux strates enfouies du passé d’émerger . En amont de la nomenclature des états civils, les marges évoquent le monde perdu , les biens spoliés . Ils notent aussi les discontinuités dans la filiation , comme la mention « n’est pas la fille de ».
Les trajectoires des individus peuvent être détectées par la mise en correspondance des personnes et des lieux qu’elles ont fréquentés . Mais le dédale administratif est là encore semé d’embûches . Les veuves désirant contracter un nouveau mariage avec un résident américain doivent fournir des preuves du décès de leur premier conjoint . D’autres souhaitent rejoindre leurs proches qui vivent aux Etats Unis . Les certificats consultés dans les archives mentionnent les déclarations de la famille à l’étranger, pour attester les liens familiaux . En outre, la loi des quotas votée en 1921 aux Etats Unis pour restreindre l’immigration en provenance de certains pays entrave ces projets d’installation dans le Nouveau Monde . Il faut parfois attendre plusieurs années avant que la
demande soit satisfaite . Toutes ces indications sont néanmoins précieuses pour déceler des schémas structurants dans les parcours migratoires .
Les arrêtés d’expulsion établis pendant la crise des années 1930 montrent aussi les migrations impossibles : une trentaine de personnes ont été sommées de quitter le territoire français . Les duplicatas enregistrent la réaction de certaines personnes ciblées : « Je n’ai nulle part où aller » ..
Dans ce livre, pour lequel elle a reçu le prix Augustin Thierry en 2023, Anouche Kunth essaie de retrouver des récits de vie, aussi lacunaires soient-ils, de donner une voix à tous ces inconnus rescapés du génocide . Ces recherches sont récentes . En effet, jusqu’en 2010, il était impossible de consulter les fonds de l’Ofpra : une disposition légale de 1952 avait stipulé l’inviolabilité des archives de cet organisme . Or A. Kunth est une pionnière dans ce domaine puisqu’elle fut l’une des trois historiennes qui avaient obtenu en 2007, par dérogation, le droit de consulter ces documents . Le livre est un essai, une réflexion sur l’exil . Et le parallèle qu’elle établit dans certaines pages avec des oeuvres picturales ou littéraires qui reflètent les thèmes qu’elle aborde
illustre avec beaucoup de force le thème central du livre : Zwei Gänge de Paul Klee, reflet des strates du temps, Passport Photo, de Saul Seinberg, qui représente un homme dont le visage est une empreinte digitale, le récit d’Aharon Appelfeld, Le garçon qui voulait dormir, un enfant qui retrouvait, en rêve, son passé perdu . Anouche Kunth restitue des récits de vie à partir des certificats et de leurs paratextes . Parfois, cependant, les fils sont si ténus que le passé reste insaisissable, dans le cas d’une jeune femme , par exemple : son certificat, dont la cote a disparu, est laconique : « Orpheline, au bord de l’effacement. »